domingo, 11 de maio de 2008


Marcel Lamy :

Machiavel et la raison d'État.

Conférence prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes le mardi 3 décembre 2002. Mise en ligne le 4 décembre 2002.

Marcel Lamy est professeur agrégé de Philosophie. Il a longtemps enseigné au lycée Chateaubriand, dans les classes préparatoires littéraires et scientifiques.

MACHIAVEL ET LA RAISON D'ÉTAT

Si l'expression de raison d'État n'est apparue qu'au XVIe siècle en Italie, la chose n'est pas nouvelle. Platon en est la preuve. « Le mensonge est utile aux hommes, comme une espèce de pharmakon dont l'emploi doit être réservé aux médecins et interdit aux profanes. C'est donc aux gouvernants de l'État qu'il appartient de tromper les ennemis et les citoyens dans l'intérêt de l'État et personne d'autre n'y doit toucher[1]. » Pharmakon est bien choisi : remède ou poison, secret bien gardé des hommes de l'art.

1 - La raison d'État classique : casuistique et secret d'État

Au sens classique, — j'entends par là non-machiavélien — c'est au nom de la raison d'État qu'il est permis au pouvoir de déroger aux lois si l'utilité publique l'exige. À quelles conditions ?

1. La fin doit être l'utilité publique, non l'utilité de ceux qui détiennent le pouvoir, et, en premier lieu, le salut public. Salus patriae suprema lex.

2. Le pouvoir qui s'en réclame doit être légitime selon les normes propres à chaque constitution. Au XIVe siècle, le juriste Bartole propose deux critères pour distinguer le roi juste du tyran. Celui-ci est un usurpateur, sans titre légitime (ex defectu tituli) et gouverne despotiquement et sans lois (ex parte exercitii).

3. Les moyens employés dérogent à la légalité sans que celle-ci soit abolie : les mesures extraordinaires, exorbitantes sont l'exception qui confirme la règle. L'ordre juridique est maintenu. Ajoutons que, pour les classiques, l'ordre juridique se fonde sur un ordre métajuridique : la loi divine, la loi naturelle, auxquelles on ne saurait déroger sans motif légitime. À titre d'exemple, la loi naturelle prescrit de respecter les traités : pacta sunt servanda. Toutefois on peut rompre un traité pour des motifs ordinaires (légaux) si le partenaire ne l'observe pas, et pour des motifs extraordinaires (légitimes) s'il a été imposé par la force ou s'il y va du salut de l'État. Par contre, rompre un traité simplement parce qu'il a cessé de nous être utile est contraire à la loi naturelle comme à la bonne foi.

4. Les circonstances doivent comporter l'urgence et la « nécessité » (necessitas non habet legem) : c'est l'excuse de nécessité. Selon Aristote[2], ceux qui jettent une cargaison par-dessus bord au cours d'une tempête agissent certes volontairement, mais les circonstances les contraignent à un choix qu'ils n'auraient pas fait spontanément. De telles actions se font à contre-cœur, avec tristesse.

La raison d'État est l'objet d'une casuistique. D'un côté, Jacques Maritain[3] déclare : « L'essentiel est qu'il y ait, objectivement et en soi, une différence certaine entre la ruse légitime et la tromperie immorale. Discerner cette différence dans telle ou telle circonstance particulière est l'affaire d'une casuistique bien fondée ou, mieux encore, du jugement vécu d'une authentique “prudence” ». De l'autre, Jean Bodin reconnaît : « Il n'est pas si aisé à juger quand un prince tient quelque chose d'un bon roi et d'un tyran. Le temps, les lieux, les personnes, les occasions qui se présentent, contraignent souvent les princes à faire choses qui semblent tyranniques aux uns et louables aux autres[4]. »

Ajoutons que raison d'État et secret d'État vont souvent de pair. « Il existe souvent, dit Guichardin, entre le palais et la place (publique), un brouillard si épais ou un mur si massif que, le regard des hommes n'y pénétrant pas, le peuple en sait tout aussi long sur ce que fait celui qui gouverne ou sur les raisons pour lesquelles il le fait que sur les affaires des Indes. Et voilà pourquoi le monde s'emplit aisément d'opinions erronées et vaines[5]. »

Rares sont ceux qui sont au conseil du roi et connaissent les arcana imperii. C'est Tacite qui a introduit l'expression « arcana domus » : « Les secrets de la maison impériale ne doivent pas être révélés à tout venant : telle est la règle du pouvoir absolu et le système ne peut fonctionner que si l'on ne doit de comptes qu'à un seul[6]. » De là vient le nom de tacitisme pour désigner les pratiques tyranniques de Tibère prises pour règle.

Il est encore plus rare que ceux qui ont eu accès aux secrets du pouvoir écrivent des traités politiques et des livres d'histoire. Parmi ces exceptions figurent Machiavel et son ami Guichardin.

2 - Machiavel : une nouvelle manière de lire et d'écrire l'histoire

Ce qui est décisif au XVIe siècle, c'est l'apparition d'une nouvelle manière de lire et d'écrire l'histoire, en mettant à profit une expérience et une information politiques de première main. Retenons cet avertissement au lecteur du Prince : « Si on le lit, on verra que les quinze années que j'ai passées à apprendre le métier politique (l'arte dello stato), je ne les ai ni dormies, ni jouées[7]. » L'arte dello stato, comme on dit à Florence l'art de la laine ou de la soie, pour désigner des corporations, c'est ce qu'il a pratiqué à la Seigneurie, secrétaire (a secretis) du Conseil des Dix et bras droit du chef de l'État, le gonfalonier Pierre Soderini. Poste d'influence dans la république : il est au courant de tout, parfois chargé de missions diplomatiques, parfois chargé de surveiller des opérations militaires ou d'organiser une milice, toujours conseiller écouté.

C'est en ambassadeur qu'il lit les histoires, interrogeant les grands hommes de l'Antiquité sur les raisons de leurs actions, se transférant en eux[8]. Lisons la Dédicace du Prince : « Je n'ai rien trouvé à vous offrir qui me tienne plus à cœur et que j'estime autant que la connaissance de l'action des grands hommes que j'ai apprise par une longue expérience des choses modernes et une continuelle lecture des antiques. Les ayant avec grand soin méditées et examinées, je les ai condensées en un petit volume. »

Les Histoires florentines de Machiavel et, plus encore, l'Histoire d'Italie de Guichardin sont des histoires politiques destinées à instruire de futurs gouvernants ou ambassadeurs. « Ce qui plaît et instruit dans l'histoire, c'est le récit du détail (particularmente) et celle-là est utile qui expose les causes (dimostra le cagione)[9]. »

La valeur des exemples historiques tient pour Machiavel à l'invariabilité des choses. « Toutes les choses du monde, à toute époque, ont dans l'Antiquité leur exact correspondant. Accomplies par des hommes qui ont et auront toujours les mêmes passions, il est de toute nécessité qu'il en résulte le même effet[10]. » On ne sera pas surpris de trouver au chapitre III du Prince un parallèle entre la politique de conquête romaine et celle du roi Louis XII en Italie. Par une argumentation serrée, Machiavel démontre que l'échec de Louis XII n'avait « rien que de très ordinaire et rationnel ». Parlant de cette affaire avec le cardinal d'Amboise, ministre et conseiller du roi, Machiavel rapporte ce dialogue : « Il me disait que les Italiens n'entendaient rien à la guerre, je lui répondis que les Français n'entendaient rien à la politique. »

Comparant présent et passé, Machiavel cherche à découvrir une invariable raison des effets, un noyau de nécessité : la vérité effective (verità effettuale). Dans une déclaration qui se veut provocante, il écarte la philosophie politique des Anciens : « Puisque mon intention est d'écrire chose utile à qui l'entend, il m'a paru plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l'imagination qu'on s'en fait. Beaucoup se sont imaginé des républiques et des principautés dont nul n'a vu ou su qu'elles existaient en vérité[11]. » Il est vrai que, pour Platon comme pour Aristote, la question fondamentale est de définir la meilleure constitution qui sert de norme au législateur et au réformateur. Pour les politiques historiens, la vérité effective est, pour risquer ce néologisme, la vérité effectuelle. « Pour connaître quelle espèce de gouvernement est plus ou moins bonne, il ne faut, dit Guichardin, considérer en substance rien d'autre que ses effets[12]. »

3 - Juger par les effets : renversement de la raison d'État classique

C'est ici que s'opère une sorte de révolution copernicienne en politique. Selon les classiques, les bonnes causes font les bons effets. Au moins à long terme, le bien est créateur de bien, le mal créateur de mal, comme le pensait Maritain. Selon Machiavel, c'est l'inverse : les bons effets ne peuvent avoir que de bonnes causes[13]. Il en résulte un renversement de la raison d'État classique. Elle occupait un espace incertain et périlleux entre le roi juste et le tyran. Le roi juste, souverain légitime, est un serviteur des lois et du bien commun. Le tyran est un usurpateur et il exerce un pouvoir violent dans son intérêt propre.

Qu'en advient-il si l'on juge par les effets ?

1. Il est indifférent qu'un pouvoir soit légitime ou illégitime : « Le seul fait qu'il ait été usurpé, dit Guichardin, n'est pas une raison pour le rendre pire que l'autre[14]. » Le prince nouveau de Machiavel est un homme qui, d'une condition privée, est devenu prince à la suite d'une mutation. Il est donc un usurpateur. Mais tout pouvoir a eu un commencement, qu'il soit monarchique ou républicain, et toute légitimité, en l'absence d'un principe transcendant reconnu par tous, ne repose que sur l'oubli de l'origine : « Dans l'antiquité et la continuité de la seigneurie s'éteignent la mémoire et la raison des innovations[15]. »

2. Tout État, pour se maintenir et se renforcer, tend à s'étendre par des conquêtes. Il n'est pas étonnant que Machiavel, dans Le Prince, traite en premier des principautés mixtes. Un principe légitime, roi ou république, est « tyran d'exercice » en ses conquêtes. Machiavel semble prendre un malin plaisir, dans le ch. III, à donner la république romaine en exemple à Louis XII et, dans le terrible ch. V qui traite des moyens de soumettre un État libre, à ne citer que des républiques conquérantes. Dans le même chapitre des Discours où il exalte la passion d'un peuple pour sa liberté et fait l'éloge des républiques, il affirme que « de toutes les dures servitudes, la plus dure est celle qui soumet à une république[16] ». Il est vain, sous le fallacieux prétexte que Machiavel était républicain et détestait les tyrans, de chercher une contradiction entre les Discours et Le Prince qui ne serait que le « bréviaire de la tyrannie ».

Concluons donc que Machiavel ruine les bases de la doctrine classique de la raison d'État. C'est sous la plume de Guichardin dans le Dialogue sur la façon de régir Florence, écrit entre 1521 et 1525, qu'apparaît l'expression de raison d'État, que n'emploie pas Machiavel. Parlant des moyens de réduire la ville libre de Pise conquise par Florence : « Lorsque, pour ma part, j'ai dit de tuer les Pisans ou de les garder prisonniers, je n'ai peut-être pas parlé de façon chrétienne, mais j'ai parlé selon la raison et l'usage des États, selon ce que requiert la nature des choses en vérité[17]. » La verità effettuale.

4 - La raison d'État machiavélienne : nouvelle définition de la nécessité

Le précepte de cette raison d'État est énoncé dans Le Prince au ch. XV et repris au ch. XVIII[18] : « Il est nécessaire à un prince, s'il veut se maintenir, d'apprendre à pouvoir n'être pas bon et d'en user et n'user pas selon la nécessité. »

De quelle nécessité s'agit-il ?

Il y a une nécessité extérieure qui survient dans les temps adverses et contraint le bon prince à des mesures d'exception. Necessitas non habet legem. Il n'y a pas lieu d'apprendre à n'être pas bon, il suffit d'y être parfois contraint et forcé : c'est la raison d'État classique. Certaines formulations de Machiavel peuvent prêter à confusion. Ainsi, au ch. XVIII : « Il faut que le prince ait un esprit disposé à se tourner selon que les vents de fortune et la variation des choses lui commandent. » S'agit-il d'opportunisme, forme affaiblie de l'excuse de nécessité ? Machiavel n'ignore pas la roue de la Fortune (ch. XXV) mais c'est toujours pour lui opposer la virtu et la prudence, l'art de prévoir et de construire des digues. Mieux encore, de donner une forme stratégique à la variation.

La véritable nécessité est une contrainte d'ordre intellectuel et rationnel. Elle apparaît au terme d'une analyse qui, dans chaque cas, examine en détail les avantages et les inconvénients de chaque parti en s'appuyant sur l'expérience et l'histoire. Machiavel appelle cela « discorrere ». Le Prince est un livre de stratégie qui fait appel à la raison et à une volonté de suivre le meilleur quand bien même il faut entrer au mal : telle est la raison d'État machiavélienne. Il y a deux raisons de citer ici Descartes. « User et n'user pas selon la nécessité » s'éclaire par la seconde définition du libre arbitre : il suffit que, « pour poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissions en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne[19] ». Loin de diminuer la liberté, cette nécessité l'augmente plutôt et la fortifie. La seconde raison est l'examen que Descartes a fait du Prince[20]. Il en approuve beaucoup de préceptes et des plus durs, mais il désapprouve la maxime : « Il est nécessaire qu'on se ruine si l'on veut toujours être homme de bien. » (Le Prince, XV) Ce n'est vrai que si, par « homme de bien », on entend « un homme superstitieux et simple ». Mais « un homme de bien est celui qui fait tout ce que lui dicte la vraie raison » et « la justice entre les souverains a d'autres limites qu'entre les particuliers ». Concluons : l'homme de bien, si le sort l'a fait prince, fait bien son métier de roi et « le roi ne peut pâtir vergogne[21] ».

5 - Jugement politique et jugement moral

Machiavel est plus franc avec son jeune prince. Le mal est le mal : avarice, cruauté, perfidie sont des vices, même s'ils sont des vices qui font régner. « De méchant homme bon roi » dit le proverbe cité par Jean Bodin[22]. Ce qu'enseigne l'art politique, c'est à bien user du mal, « si, à propos du mal, il est permis d'employer le mot de bien » (Le Prince, VIII). Machiavel ne prêche pas la cruauté, il veut montrer quand, comment, pourquoi il est nécessaire d'user — et surtout de bien user — de procédés cruels, d'une cruauté politique qui est à l'opposé de cette cruauté féroce et aveugle qui mène les tyrans à la ruine.

Le jugement politique ne prend pas le contre-pied du jugement moral, il le déplace des moyens aux effets. Du principe « à bons effets, bonnes causes[23] » découle seulement qu'il y a un bon et un mauvais usage des vertus et des vices. L'histoire fournit des exemples à l'appui de ces quatre possibilités et on peut trouver chez Machiavel l'éloge de la vertu et l'apologie du vice sans qu'il y ait contradiction. Tout dépend des effets, mais qu'est-ce qu'un bon effet, politiquement s'entend ? S'il s'agit seulement de vaincre, de maintenir l'État et de l'accroître par des conquêtes, un scélérat comme Agathocle ou un renard comme Ferdinand d'Espagne apportent de bons exemples que Machiavel propose à imiter[24]. Mais, bien qu'on puisse par ces moyens bâtir un empire et gagner la réputation, on n'acquiert pas la gloire qui va aux hommes excellents, fondateurs ou réformateurs d'une république comme Rome ou d'un royaume bien ordonné comme le royaume de France[25]. Machiavel promet au jeune prince, s'il observe prudemment les règles qu'il lui propose, « la double gloire, d'avoir fondé un principat et de l'avoir orné et fortifié de bonnes lois, de bonnes armes et de bons exemples » (Le Prince, XXIV). Comme le pharmakon, l'œuvre de Machiavel reste ambiguë.

D'autant qu'il faut ajouter ce que Fichte[26] tenait pour « le principe fondamental de la politique machiavélienne » : les hommes sont méchants, « ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, fuyant les périls et avides au gain » (Le Prince, XVII). Seule la contrainte des lois les rend bons[27]. Or, entre les princes, il n'est pas de tribunal pour sanctionner le droit et, entre le prince nouveau et ses sujets, il n'y a encore ni légitimité ni légalité. Dans un monde sans foi ni loi, où la compétition est la règle, la guerre toujours menaçante, où les alliances se font et se défont au gré des intérêts, où la ruse sert plus que la force, on comprend que prévale le parti le plus sûr qui, le plus souvent, est d'employer les moyens extrêmes. « Ne pas s'écarter du bien quand on le peut, mais savoir entrer au mal quand c'est nécessaire » (Le Prince, XVIII).

6 - L'art de bien user du mal et du bien

Les ch. XVI à XVIII du Prince forment un traité sur le bon usage du mal, par une descente progressive, de cercle en cercle, à la manière de Dante : avarice, cruauté, perfidie et hypocrisie, sous la conduite de César Borgia, « le duc de Valentinois, dont j'imiterais toujours la conduite si je devenais prince[28] ». Il faut les lire à deux fois pour en bien juger.

Le ch. XVII traite de la cruauté et de la crainte. Que la pitié et l'humanité soient des vertus et des renoms qui honorent un prince est évident, mais il faut les juger à leurs effets politiques pour un prince nouveau. « César Borgia fut tenu pour cruel : néanmoins, cette cruauté avait réformé la Romagne, en avait fait une province unie, en paix et fidèle à son prince. » Tant de bons effets ne peuvent avoir que de bonnes causes. Sa politique est exposée comme une tragédie bien composée selon les règles de la Poétique d'Aristote. Exposition et nœud : la province est la proie de nobliaux pillards. Borgia confie à un homme cruel et expéditif la mission d'y ramener la paix et l'unité, l'obéissance à un seul, le prince. Tout cela s'exécute en peu de temps. Survient la péripétie : Borgia fait mettre à mort son lieutenant, avec une mise en scène féroce qui provoque la purgation, la catharsis, des haines accumulées par la répression et laisse le bon peuple satisfait et frappé de stupeur. Le dénouement est la création d'un tribunal présidé par un homme excellent et sage. C'est ainsi que Borgia, usant de cruauté et de perfidie, a jeté les fondements d'un bon gouvernement, sur le modèle du royaume de France avec son Parlement[29]. Si Borgia n'avait été abattu par une fortune maligne, il aurait réalisé son ambition : unifier toute l'Italie, en chasser les étrangers qui la pillaient et en faire un puissant royaume comme ceux de France et d'Espagne[30]. Ainsi naît l'État.

Par contre, la pitié d'une république faible est mal employée. Au regard des bons effets de la cruauté en Romagne, la pitié de Florence laisse les factions déchirer Pistoia, ville sujette. Il est significatif que Machiavel passe ici sous silence les bons effets de la clémence romaine, bien qu'il conseille à la Seigneurie, dans un rapport, d'en user à l'égard des populations révoltées du Val di Chiana[31]. Les conseils du Prince s'adressent à un prince nouveau, ils sont focalisés sur une situation d'instabilité et d'urgence : s'assurer, se maintenir. Heureux qui peut commencer comme le tyran Sévère et finir comme Marc-Aurèle (Le Prince, XIX, fin).

Le sulfureux chapitre XVIII sur la foi des princes nous fait pénétrer dans les arcanes du pouvoir, enseignés à mots couverts par ceux qui ont fait du centaure Chiron, mi-homme mi-bête, l'éducateur des princes. Il est nécessaire à un prince de bien savoir user de l'homme et de la bête et du renard plus que du lion : « Un prince qui veut parvenir à de grandes choses doit apprendre l'art de tromper[32]. » À plus forte raison ceux qui font leurs premiers pas vers le pouvoir, princes ou républiques. D'où le précepte qu'un prince prudent ne peut ni ne doit observer la parole donnée, si cela va à l'encontre de ses intérêts ou si les raisons qui l'on fait promettre ont disparu. La raison d'État classique le condamne, Machiavel s'appuie sur les bons effets de la perfidie et de la ruse et sur la méchanceté des hommes, simulateurs et dissimulateurs. Le prince ne l'est qu'à un plus haut degré : argument cynique ou simple conseil de prudence ? La politique s'enveloppe de secret et elle est une forme biaisée de la guerre où les stratagèmes valent la gloire[33].

7 - Dialectique de l'apparence

Le dernier précepte est tenu depuis Aristote (Politique, V, 11) comme un procédé tyrannique par excellence : « Pour un prince, il n'est pas nécessaire d'avoir toutes les vertus, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir et, même, j'oserai dire ceci : s'il les a et les observe toujours, elles sont dommageables, mais si on paraît les avoir, elles sont utiles, comme de paraître pitoyable, fidèle, humain, droit, religieux et de l'être, mais tenant l'esprit prêt, s'il faut ne pas l'être, à pouvoir et à savoir devenir le contraire. » C'est la dernière partie de la règle : « et de l'être », propre à Machiavel, qui s'écarte des conseils au tyran.

Le métier de roi est de maintenir l'État, la couronne, la majesté de l'État en sauvant les apparences. À qui voit et entend le prince, entouré de sa garde, de la pompe et de l'éclat du pouvoir, un discours convenu est attendu et approuvé. Le cynisme attirerait haine et mépris. Le meilleur commentateur de Machiavel est ici Pascal, qui ne l'avait pas lu. Dans les Pensées, au chapitre de la raison des effets, on trouve : « Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance ; les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage des personnes, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple mais par la pensée de derrière. Ainsi vont les opinions se succédant du pour au contre selon qu'on a de lumière » (Br. 337). Transposons. Le peuple ne voit que ce qui paraît. Le petit nombre sent la vérité et blâme. Le vrai politique qui connaît la raison des effets juge comme le peuple, mais « par la pensée de derrière ». Et, dit Machiavel, « le peu ne compte pas, quand le nombre a de quoi s'appuyer ». Ainsi en va-t-il de la raison d'État.

Il n'est plus temps, après tant d'autres, d'entreprendre la critique de Machiavel. À sa défense, on peut suggérer qu'après quinze années passées à pratiquer l'arte dello Stato dans la « bottega », la boutique, ou, si l'on préfère un terme plus noble, la Seigneurie, il était resté un artisan honnête[34].

Marcel Lamy


OUVRAGES CONSEILLÉS

Claude Lefort, Le Travail de l'œuvre. Machiavel. NRF. 1972.

J.G.A. Pocock, Le Moment machiavélien. PUF. 1997. (édition originale anglaise, 1975)

NOTES

[1] République, III, 789 b.

[2] Éthique à Nicomaque, III, 1.

[3] Dans Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes. Biblio Essais 1993. p. 423.

[4] Les Six livres de la République, II, 4, publié en 1583.

[5] Avertissements politiques, CXLI.

[6] Annales, I, VI, 3.

[7] Lettre à F. Vettori du 10 décembre 1513. FZ. p. 533 (noté FZ. : Le Prince. Trad. Fournel et Zancarini, avec le texte italien établi par G. Inglese et un commentaire. PUF, Fondements de la Politique. 2000). Pl. p. 1437 (noté Pl. : Œuvres complètes, La Pléiade. 1964).

[8] Lettre à F. Vettori du 10 décembre 1513. FZ. p. 531 ; Pl. p. 1436.

[9] Histoires florentines. Préface. Pl. p. 945.

[10] Discours sur la première décade de Tite-Live. III, 43, Pl. p. 709.

[11] Le Prince, XV, FZ. p. 137.

[12] « Dialogue sur la façon de régir Florence », dans F. Guichardin. Écrits politiques. Éd. Fournel et Zancarini. Paris 1997. p. 122.

[13] Discours, I, 4, Pl. p. 391 et I, 9, Pl. p. 405-407.

[14] Dialogue, ibid.

[15] Le Prince, II, FZ. p. 47.

[16] Discours, II, 2, Pl. p. 521.

[17] Dialogue, p. 298.

[18] Le Prince, FZ. p. 137 et 153.

[19] Méditation, IV, AT IX, 46.

[20] Lettre à Élisabeth, septembre 1646 (Alquié III, p. 665 sqq.) ; octobre ou novembre 1646 (Alquié III, p. 680-681).

[21] Discours, III, 41, Pl. p. 708.

[22] Les Six livres, II, 4.

[23] Discours, III, 43, Pl. p. 709.

[24] Sur Agathocle, Le Prince, VIII, FZ. p. 93-99. Sur Ferdinand le Catholique, Le Prince, XVIII, FZ. p. 153 et XXI, FZ. p. 181-183.

[25] Discours, I, 10, Pl. p. 407 sqq. ; I, 18, Pl. p. 431. Royaume de France : Le Prince, XIX, FZ. p. 159.

[26] Sur Machiavel écrivain, p. 55-56 dans Fichte. Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806-1807. Trad. L. Ferry et A. Renaut. Payot. 1981.

[27] Discours, I, 3, Pl. p. 388-9 ; cf. I, 1, Pl. p. 380-1.

[28] Lettre à F. Vettori, janvier 1514 (=1515), Pl. p. 1455.

[29] Le Prince, XIX, FZ. p. 159.

[30] Le Prince, XXVI, FZ. p. 205 et Discours, I, 12, Pl. p. 416.

[31] « De la manière de traiter les populations du Val de Chiana révoltées ». Pl. p. 124 sqq. ; Discours, II, 23, Pl. p. 576 sqq.

[32] Discours, II, 13, Pl. p. 546.

[33] Discours, III, 40, Pl. p. 706. Stratagèmes : L'art de la guerre, IV, 1-3 ; V, 7-8 ; VI, 10-12, 15 ; VII, 4,5, 7.

[34] « J'aime ma patrie plus que mon âme. » Lettre à F. Vettori, 16 avril 1527. Machiavel est mort le 22 juin 1527.

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